Photographes
Christian
richer
artiste photographe
De la maison, partir l’appareil photo en bandoulière. D’un pas rapide, presse car on a hate, gagner le terrain de jeu choisi ce jour. Souvent la plage, ou un peu plus loin, l’avant-port, le centre-ville. Là, le pas ralentit, la marche devient particulière. C’est une question d’allure, de rythme, d’attention divagante au paysage, de perception des autres, des cadrages envisagés sur son cheminement.
Je me rends compte que je ne suis plus, ni sur la trajectoire, ni dans la vitesse alentour. Je prends des lignes obliques et improbables sur un temps qui s’alentit alors que ma concentration grandit. Cela ouvre un espace mental tout à fait spécifique, traversé par les pensées les plus intimes. Un jeu ouvert avec la connaissance et l’imaginaire, l’observation et la projection, une flânerie un peu fiévreuse qui ouvre à l’art, à la poésie, à la collection, appréciant les beautés aperçues sur le chemin, parfois les plus secrètes, comme dérobées au regard commun. Curieuse impression paradoxale : je suis au monde, et seul au monde.
« De l’épure au flou » est le fruit d’une dizaine d’années de ces déambulations solitaires, ici et surtout au Havre, mais de même de Marseille à New-York, de Paris au Queen Mary… Il n’y a pas d’autres endroits évoqués ici, c’est le crève-coeur inévitable et nécessaire de partir de mille cinq cents images et de n’en retenir qu’une soixantaine…
L’épure est comme la quête d’une image affinée, décantée, raffinée. Aller à l’os de la composition, pour tenter d’en dire et partager l’essentiel, à l’image de l’écriture d’un Samuel Beckett ou d’un Jean Racine, pour citer mes dramaturges préférés… Pouvoir se dire qu’il n’y a plus rien à retirer, à bouger. Sans doute l’influence de peintres qui ont formé mon regard adolescent, comme plus tard les photographes qui me convaincront que la photographie est le medium qui convient le mieux à mon désir de capter le vertige d’un horizon, la beauté de l’insignifiant ou de l’éphémère, une lumière irréelle, une silhouette fluide, un contrejour miraculeux… toutes scènes non mises qui interpellent mon regard aux aguets.
Mais parfois, la vérité apparaît autrement et comme au théâtre, il semble qu’elle éclate mieux sous le masque d’un personnage, à travers un filtre intermédiaire entre l’oeil et son objet. C’est ce que j’appelle, au jeu de l’oxymore, mes « transparences opaques ». le flou induit aiguise l’acuité visuelle et intellectuelle de celui qui regarde, éveille son imaginaire ou des souvenirs, suscite l’interprétation et ouvre la porte à d’autres récits, peut-être.
Ainsi, de l’épure au flou, un jeu tantôt tendu vers un essentiel ressenti, tantôt vers une divagation qui se voudrait plus poétique, plus interprétative qu’explicative. Ambivalence du regard que je porte sur mes alentours depuis toujours, aussi loin qu’il m’en souvienne, de la peinture à la photographie.